Le FMI à l’épreuve des critiques : un demi-siècle de controverses et l’héritage contesté des ajustements structurels en Afrique
PAR CHÉRIF SALIF SY * SUD QUOTIDIEN – N° 9556
DU MERCREDI 2 AVRIL 2025
Depuis sa création en 1944, le Fonds Monétaire International (FMI) a été un acteur
central de la gouvernance économique mondiale, mais aussi la cible de critiques persistantes. Ces remises en cause, particulièrement vives depuis l’avènement des programmes d’ajustement structurel (PAS) dans les années 1980, interrogent sur sa légitimité, son efficacité et ses priorités géopolitiques. En Afrique, ces critiques se cristallisent autour d’un modèle d’ajustement perçu comme unilatéral, déconnecté des réalités locales et au service d’intérêts extérieurs.
Contrairement à une idée répandue, le fonds ne produit pas lui-même les statistiques nationales des États membres. Son travail consiste à analyser les données fournies par les gouvernements, à en évaluer la cohérence et à élaborer des projections dans le cadre de ses programmes de surveillance ou d’assistance financière ainsi que pour la publication de ses « perspectives annuelles ». Cette nuance, essentielle pour appréhender ses limites et ses responsabilités, invite à réexaminer les critiques récentes à son égard, notamment dans le cas du Sénégal, sous un angle plus équilibré.
1. Les ajustements structurels : un modèle uniforme aux conséquences dévastatrices
Les programmes d’ajustement structurel (PAS), emblématiques du « consensus de Washington », ont imposé aux économies africaines un triple carcan : austérité budgétaire drastique, privatisations massives et libéralisation forcée des marchés. Conçues comme des remèdes universels aux déséquilibres macroéconomiques, ces mesures ont fréquemment aggravé les crises qu’elles prétendaient résoudre. La réduction abrupte des dépenses publiques, présentée comme un gage de rigueur, a précipité l’effondrement des services essentiels – santé et éducation en tête – tout en approfondissant la paupérisation de la société. Au Sénégal, dès les années 1980, les PAS ont engendré une contraction économique durable, avec sept années de croissance négative sur les seize années qui ont suivi l’accès à la souveraineté internationale.
Loin de stimuler un développement inclusif, ces politiques ont enfermé les États dans un cycle de dépendance : entre 2019 et 2023, le Sénégal a vu sa dette publique bondir de 74 % à 99 % du PIB, selon le récent rapport de la cour des comptes, en partie à cause de décaissements du FMI conditionnés à des critères de performance mal évalués. Parallèlement, la suppression des subventions agricoles et l’ouverture précipitée aux importations ont sapé les bases productives locales. En Côte d’Ivoire et à Madagascar, les PAS ont accentué la spécialisation dans l’exportation de matières premières, fragilisant les industries naissantes et verrouillant les économies dans un rôle de pourvoyeurs de ressources brutes.
2. Une gouvernance asymétrique au service des puissances historiques
Le système de quotes-parts, hérité des accords de Bretton Woods en 1944, institutionnalise la domination des économies occidentales : les États-Unis et l’Europe détiennent collectivement plus de 45 % des droits de vote au FMI, contre moins de 5 % pour l’ensemble de l’Afrique subsaharienne. Ce déséquilibre structurel se traduit par des pratiques discriminatoires. Alors que des pays comme la Grèce ont bénéficié de marges de manœuvre lors de la crise de la dette de 2010, les États africains se voient imposer des conditionnalités strictes, même face à des chocs exogènes majeurs tels que les pandémies ou les catastrophes climatiques. Cette asymétrie nourrit des conflits d’intérêts patents : lors de la crise financière asiatique de 1997, les plans de sauvetage du FMI ont priorisé le remboursement des créanciers occidentaux, sauvant des banques étrangères au détriment des populations locales, précipitant des récessions profondes et des émeutes sociales. Par ailleurs, l’opacité des négociations entre le FMI et les gouvernements africains, souvent conduites sans consultation des parlements nationaux ni de la société civile, alimente un sentiment d’ingérence économique. Ce déficit démocratique, couplé à une concentration du pouvoir décisionnel entre les mains des pays riches, perpétue un néocolonialisme financier où les intérêts des créanciers priment sur les besoins des populations.
3. Un héritage social délétère et l’étouffement des alternatives
Les programmes d’ajustement structurel (PAS) ont systématiquement alimenté une spirale d’inégalités et d’affaiblissement démocratique, comme en attestent plusieurs décennies d’expériences continentales. Au Sénégal, les coupes budgétaires imposées entre les années 1980 et 1990 ont drastiquement réduit l’accès aux services de santé et d’éducation, creusant un fossé socioéconomique entre zones urbaines et rurales (un apartheid silencieux sanctionné par les conditionnalités du FMI). Ces mesures d’austérité ont également servi de catalyseur à des crises politiques aiguës : en Jamaïque, durant les années 2010, l’application rigide des PAS s’est traduite par une augmentation de 20 % du taux de pauvreté, provoquant des mobilisations sociales historiques contre le pouvoir en place. Parallèlement, le FMI a ignoré les modèles de développement alternatifs, pourtant éprouvés en Asie de l’Est, où l’interventionnisme étatique et une libéralisation progressive ont permis une croissance inclusive. Ces approches, jugées incompatibles avec l’orthodoxie néolibérale, ont été écartées au profit de réformes standardisées, privant les économies africaines de trajectoires adaptées à leurs réalités locales.
4. Des erreurs stratégiques récurrentes et une culture de l’impunité
Le FMI cumule les critiques pour son incapacité persistante à anticiper les crises et à adapter ses prescriptions aux réalités complexes. Son aveuglement analytique historique, illustré par l’impréparation face à la crise des subprimes (2008) et à la débâcle asiatique (1997), découle d’une sous-évaluation systématique des risques liés à la financiarisation des économies (une lacune méthodologique dénoncée par des experts internes et externes). Les projections erronées, comme celles concernant l’inflation au Sénégal (-13,4 % prévu en 2025 contre 0,8 % réel fin 2024), révèlent des déficiences chroniques dans le traitement des données, malgré des alertes répétées sur leur fiabilité. Ces approximations s’inscrivent dans un cadre plus large d’irresponsabilité institutionnelle : le FMI ne rend aucun compte des impacts socio-économiques de ses programmes, comme en témoigne l’absence d’enquête approfondie sur les erreurs commises au Mozambique en 2016, où 10 % du PIB en « dette cachée » avaient été ignorés. Cette impunité systémique, protégée par son statut juridique, perpétue un cercle vicieux où les échecs ne génèrent ni corrections ni sanctions, fragilisant davantage les pays déjà vulnérables.
5 – Une légitimité érodée et des réformes en demi-teinte
Malgré les critiques persistantes, les réformes engagées par le FMI peinent à restaurer sa crédibilité, tant elles évitent les remises en cause structurelles. La démocratisation limitée de sa gouvernance en est l’illustration : la révision des quotes-parts en 2010 n’a pas corrigé la surreprésentation des économies occidentales, qui conservent un monopole sur la direction générale, marginalisant l’Asie et l’Afrique malgré leur poids économique croissant.
La persistance de l’austérité comme réponse universelle souligne cette inertie : après la pandémie de Covid-19, le FMI continue d’exiger des excédents budgétaires drastiques, à l’image du projet controversé visant à imposer au Sénégal un surplus primaire de 4 % du PIB en 2024 (un objectif inatteignable pour un pays déjà étranglé par une dette représentant 99 % de son PIB).
Enfin, les alternatives progressistes portées par la société civile, telles que la taxation des transactions financières ou l’annulation des dettes illégitimes, sont systématiquement écartées au profit d’une orthodoxie néolibérale. Ce refus d’innover, malgré l’urgence climatique et sociale, confirme l’emprise des logiques de marché sur l’institution, au détriment d’un multilatéralisme réellement inclusif. “Si les critiques structurelles à l’égard du FMI – gouvernance archaïque, austérité dogmatique, responsabilité éludée – restent pleinement légitimes, elles ne sauraient occulter la co-responsabilité des élites africaines dans l’échec des réformes. Des exceptions notables, comme le Botswana des années 1990 ou le Rwanda post-2000, démontrent que des États visionnaires peuvent négocier avec le FMI des ajustements socialement inclusifs, combinant rigueur budgétaire et investissements prioritaires dans l’éducation ou la santé. À l’inverse, dans des contextes marqués par la prédation des ressources (Angola, CongoBrazzaville), les PAS ont souvent servi de caution à des politiques clientélistes, soulignant combien l’absence de volonté politique locale peut pervertir même les outils techniques les mieux conçus. Ainsi, l’émancipation économique de l’Afrique exige une double exigence : une réforme radicale du FMI pour rompre avec le néolibéralisme autoritaire, et une refondation des pactes sociaux nationaux, où les dirigeants assumeraient enfin leur devoir de reddition envers les peuples plutôt qu’envers les créanciers.
CHÉRIF SALIF SY DIRECTEUR DU FORUM DU TIERS-MONDE